Impact de la nouvelle ordonnance fiscale internationale sur la performance des fonds alternatifs

Begga Sigurdardottir Partner, Tax & Legal Real Estate Leader, PwC Switzerland 12 juin 2019

Les attributs fiscaux des investisseurs et la configuration opérationnelle des gestionnaires de fonds détermineront l’efficience fiscale de nombreux placements alternatifs. Les gestionnaires doivent revoir leur manière de gérer et de structurer les fonds afin de ne pas compromettre leur performance.

Qu’est-ce qui a changé?

Le paysage fiscal et réglementaire a connu d’importants changements à l’échelle internationale ces dernières années, avec un impact direct sur les gestionnaires d’actifs alternatifs. De nombreux changements réglementaires sont apparus dans le sillage de la crise financière de 2008. Toutefois, les changements en matière de fiscalité internationale résultent d’une prise de conscience générale de la nécessité d’adapter le système fiscal au monde globalisé toujours plus numérique.

C’est ainsi que l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et les pays du G20 ont décidé en 2011 qu’il était temps de réviser ce système fiscal qui n’était plus considéré en adéquation avec les besoins de l'économie de nos jours. La combinaison d’un paysage fiscal en profonde mutation et de changements réglementaires à l’échelle de l’Union européenne (UE) en raison de l’introduction de la Directive 2011/61/UE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2011 sur les gestionnaires de fonds d'investissement alternatifs (directive AIFM) et de la Directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 concernant les marchés d'instruments financiers (directive Mifid) aura probablement un impact déterminant sur la manière dont les gestionnaires d’actifs opèrent à l’avenir.

Le socle du système fiscal international a été constitué après la Deuxième Guerre mondiale, bien avant l’ère de la mondialisation et de la numérisation. En 2013, l’OCDE et les pays du G20 ont commencé à travailler sur le projet baptisé Erosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices ou BEPS (Base Erosion and Profit Shifting). Le projet BEPS vise à combattre les «stratégies d’évasion fiscale qui exploitent les failles et les différences entre les règles fiscales nationales et internationales en vue de transférer artificiellement des bénéfices dans des pays ou territoires à fiscalité faible, voire nulle» (site Internet OCDE). Le projet BEPS contient une série de mesures élaborées pour transposition par les gouvernements dans leur propre législation ainsi que dans leurs conventions de double imposition. Le projet BEPS a été et est encore implémenté dans de nombreux pays à l’échelle mondiale. S’agissant de l’Union européenne, la Commission européenne (CE) a publié une directive le 12 juillet 2016 visant à transposer une partie des résultats du projet BEPS dans la législation de chacun des États membres de l’Union européenne (EM UE) au 1er janvier 2019 (Directive (UE) 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d'évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur, ATAD I). L’UE a ensuite publié, le 29 mai 2017, une version modifiée de l’ATAD I (Directive (UE) 2017/952 du Conseil du 29 mai 2017 modifiant la directive (UE) 2016/1164 en ce qui conrence les dispositifs hybrides faisant intervenir des pays tiers, ATAD II). L’ATAD II devra être transposée par les États membres dans leur droit national d’ici le 31 décembre 2019.

Les mesures individuelles fixées par l’ATAD I comprennent:

  • une règle limitant la déductibilité des frais d’intérêt (et frais équivalents);
  • une règle introduisant des mesures contre les pratiques d’évasion générales;
  • une règle introduisant des réglementations visant les sociétés étrangères contrôlées.

L’ATAD II vient compléter l’ATAD I en introduisant des règles visant à combattre les conséquences fiscales négatives résultant d’un traitement fiscal discordant entre deux États membres de l’UE ou un État membre de l’UE et un pays tiers.

En parallèle, plus de 80 États à travers le monde ont signé une convention multilatérale (mieux connue sous le nom d’instrument multilatéral [IM]) pour la mise en œuvre de mesures relatives aux conventions de double imposition afin de prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS). Avec l’IM, l’OCDE espérait modifier l’application des conventions de double imposition en une seule convention et ainsi éviter le long processus de négociation des conventions bilatérales. L’IM est d’ores et déjà en vigueur et son application s’étend progressivement tandis que les pays mettent la dernière main aux processus de ratification propres à chaque État. L’IM introduit une série de règles dans des conventions de double imposition existantes, soit en complétant le texte, soit par le biais d’une renégociation. Le changement le plus important issu de l’IM pour les gestionnaires d’actifs est l’introduction d’un critère d’objets principaux (Principal Purpose Test, PPT) exigeant que les transactions et structures aient un objet commercial non motivé par des considérations fiscales.

Les récents arrêts de la Cour de justice de l’UE (CJUE) constituent un autre facteur déterminant pour le secteur des produits alternatifs. La CJUE a rendu deux arrêts historiques le 26 février 2019 dans des affaires de bénéficiaires effectifs communément appelées les «Affaires danoises». Dans ces affaires, la CJUE a statué sur la notion de bénéficiaire effectif et d’abus de droit en relation avec les retenues à la source sur les dividendes et les intérêts dans le contexte de structures de capital-investissement privé.

L’impact des mesures individuelles prises selon le plan BEPS, l’ATAD I/II, l’IM et les Affaires danoises varie en fonction de la stratégie, mais il est fort probable que de nombreuses stratégies (illiquides) soient affectées par ces règles.

Quel est l’impact sur les fonds alternatifs?

Dans le passé, lorsqu’il s’agissait de sélectionner le véhicule de fonds d’investissement le plus approprié pour des stratégies d’actifs alternatives, les gestionnaires d’actifs tenaient compte de différents facteurs tels que les caractéristiques légales et réglementaires, les contraintes en matière de distribution ou la réputation du domicile de fonds. Les considérations fiscales ne jouaient généralement qu’un rôle secondaire et se limitaient à la sélection d’un véhicule assorti d’une neutralité fiscale pour les investisseurs et n’ouvrant aucune obligation de déclaration fiscale pour les investisseurs dans le pays de domicile du fonds. Désormais, ce critère sera un critère fiscal parmi tant d’autres à prendre en compte lors de la structuration d’un fonds de placement.

La combinaison de l’IM, des ATAD I/ATAD II et de l’issue des Affaires danoises requiert une approche plus globale et une certaine convergence entre les activités des gestionnaires de fonds et les fonds mêmes. Les principaux moteurs de ce changement sont: (i) les règles selon lesquelles l’efficacité fiscale du financement d’une transaction dépend des attributs des investisseurs, (ii) les obstacles plus élevés rendant plus difficile l’accès à des taux réduits de retenue fiscale à la source et à des exonérations de gains en capital en vertu de conventions de double imposition ou de directives européennes, (iii) la transparence accrue combinée à une numérisation rapide des ressources utilisées par les autorités fiscales, et (iv) les investisseurs demandant aux gestionnaires de mettre en œuvre les principes de bonne gouvernance fiscale lorsqu’ils investissent.

Les attributs fiscaux des investisseurs déterminent l’efficience fiscale d’un placement

La structuration d’actifs illiquides à l’échelle internationale repose souvent sur divers facteurs commerciaux tels que le financement externe, la séparation des actifs ou d’autres considérations légales. Le fonds en question détient plusieurs entités juridiques, qui réalisent également des placements. Parfois, il est légalement impossible d’investir directement à partir du fonds. Des structures juridiques et financières prudentes s’avèrent nécessaires pour s’assurer que la structuration des actifs via plusieurs entités juridiques n’entraîne pas de double imposition, de pièges à liquidités ou de performance négative d’un fonds. Par exemple, lorsqu’un fonds immobilier accorde un prêt à une société immobilière, les nouvelles règles sont susceptibles d’avoir une incidence sur la déductibilité des intérêts au niveau de la société immobilière, et donc un impact sur la performance du fonds. La restriction en matière de déductibilité des intérêts est déclenchée sous l’effet de plusieurs niveaux de règles telles que les ratios d'endettement ou les règles limitant la déductibilité (fiscale) à 30% EBITDA. A partir de 2020, tous les États membres de l’UE devront appliquer des règles pour lutter contre les effets des dispositifs hybrides.

Les dispositifs hybrides sont des situations qui surviennent lorsque deux pays envisagent certaines transactions ou situations différemment d’un point de vue fiscal. En vertu des nouvelles règles, chaque fois qu’il y a une situation de dispositif hybride, le pays source (UE) doit rejeter toute déduction sur un paiement.

Dans le contexte des fonds de placement, l’attribut fiscal d’investisseurs individuels peut décider de la déductibilité des paiements dans le cas de véhicules de placement détenus par le fonds. En d’autres termes, lorsque vous structurez un fonds de placement, vous devez comprendre et connaître les attributs fiscaux des investisseurs afin d’assurer l’efficience des placements.

Les règles visant à prévenir l’abus des conventions fiscales peuvent accroître les retenues à la source et les impôts sur les gains en capital et entraîner une double imposition économique

Le plan BEPS ajoute des mesures à la convention fiscale type de l’OCDE visant à prévenir l’utilisation inappropriée des conventions de double imposition. En pratique, cela se fait par l’intermédiaire de l’IM dès lors qu’il prévoit des restrictions quant à l’accès aux avantages de la convention fiscale. Ainsi, les conventions fiscales types de l’OCDE comporteront pour la plupart un critère d’objets principaux (Principal Purpose Test, PPT). Il y a tout lieu de s’attendre à ce que les obstacles à la jouissance des conventions fiscales augmentent à l’avenir, et peut-être sensiblement. Les sociétés prétendant pouvoir bénéficier des avantages des conventions pourraient donc se voir contraintes de démontrer qu’elles en sont les bénéficiaires effectifs et que l’un des principaux objets de l’opération n’est pas d’ordre fiscal. Les pays dans lesquels les placements sont effectués peuvent appliquer des critères supplémentaires tels que des exigences minimales quant à la substance et le bénéficiaire effectif.

S’agissant du bénéficiaire effectif, les récents arrêts rendus par le CJUE en février 2019 dans les «Affaires danoises» pourraient bien avoir placé les obstacles encore plus hauts. En effet, dans ces arrêts, le CJUE statue sur des affaires de bénéficiaires effectifs et établit un lien avec la question d’abus de la convention. Dans l’une des affaires, une société de portefeuille était détenue indirectement par un fonds de placement privé via plusieurs sociétés en Suède et au Luxembourg. Le tribunal s’est demandé si les sociétés suédoises/luxembourgeoises constituaient le bénéficiaire effectif des dividendes et intérêts distribués par la société de portefeuille. Le tribunal a en outre fait état de plusieurs indications d’abus, parmi lesquelles l’absence de bénéficiaire effectif. Les sociétés ne pouvaient donc pas bénéficier de taux réduits de retenue fiscale à la source applicables en vertu des Directives européennes mère-filiale ou sur les intérêts et les redevances.

Il est trop tôt pour se prononcer sur la manière dont les pays mettant en œuvre les règles anti-hybrides et l’IM de l’OCDE appliqueront précisément ces règles aux opérations pertinentes pour les fonds de placement alternatifs. Et nous ne savons pas encore comment les pays réagiront dans la pratique aux arrêts rendus dans les Affaires danoises. Ce qui est sûr, toutefois, c’est que la structuration d’un fonds et d’un placement devra changer du fait des règles susmentionnées, que ce soit pour la gestion de la performance du fonds ou à des fins de conformité.

La transparence fiscale change la manière dont les autorités exécutent les audits fiscaux

Une série de mesures a été mise en œuvre à l’échelle mondiale ces dernières années. Il convient de citer à titre d’exemple l’obligation de déclaration pays par pays (CBCR) dans certains cas, l’échange automatique d’informations sur les décisions fiscales et le tout dernier amendement à la Directive (UE) 2018/822 du Conseil du 25 mai 2018 modifiant la directive 2011/16/UE en ce qui concerne l'échange automatique et obligatoire d'informations dans le domaine fiscal en rapport avec les dispositifs transfrontières devant faire l'objet d'une déclaration (DAC).

Dans de nombreux pays, les états financiers sont accessibles au public, y compris les informations fiscales. Un débat a lieu actuellement au niveau de l’UE quant à l’introduction de la publication des CBCR. Dans le cadre de la mise à jour de la Directive européenne de lutte contre le blanchiment d’argent, l’UE a introduit un registre des bénéficiaires effectifs finaux qui devrait être rendu public dès 2020 dans les États membres de l’UE. Compte tenu des discussions en cours sur la gouvernance fiscale et la planification fiscale agressive par les médias, les politiciens, les agences non gouvernementales, une transparence (encore) accrue permettra une analyse plus approfondie des affaires fiscales des gestionnaires de fonds alternatifs.

Une bonne gouvernance fiscale est essentielle pour les investisseurs

La pression en faveur d’une transparence fiscale accrue se manifeste à un moment où les questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) s’inscrivent à l’ordre du jour des régulateurs, gestionnaires et investisseurs. Bien que la fiscalité ne figure généralement pas dans les critères ESG dont les gestionnaires d’actifs tiennent compte lorsqu’ils investissent, il peut s’avérer judicieux de considérer la bonne gouvernance fiscale comme l’un de ces critères lors de la structuration de placements. De nombreux investisseurs institutionnels et, notamment, des fonds de pension ont adopté une politique en matière de gouvernance fiscale à laquelle ils s’attendent lorsqu’ils investissent. En raison de cette tendance, les gestionnaires d’actifs peuvent tenir compte de considérations fiscales plus détaillées et plus ciblées dans le cadre des processus de due diligence des investisseurs. Lorsque la gouvernance fiscale est prise en compte en amont de la structuration d’actifs, la politique fiscale peut s’avérer beaucoup plus facile et plus efficace à définir, notamment en matière d’impôts.

En quoi ces considérations concernent-elles les fonds alternatifs?

Comme le nouvel environnement fiscal international a pour objectif d’aligner le lieu où l’activité substantielle et les fonctions sont exercées et celui où les bénéfices sont imposés, il est fort probable que cela se traduise par un changement dans les modèles opérationnels des gestionnaires d’actifs alternatifs. Une certaine convergence entre le gestionnaire et le fonds est à prévoir alors que certaines fonctions actuellement exercées sur le lieu de domiciliation du gestionnaire vont éventuellement devoir être exercées par le fonds lui-même, et ses succursales, ou sur le lieu de domiciliation du fonds s’il s’agit d’un pays autre que celui du gestionnaire. De nombreux gestionnaires d’actifs y verront une incompatibilité avec les modèles opérationnels de gestion globale d’actifs d’aujourd’hui, voire avec les exigences réglementaires. Toutefois, avec le renforcement simultané des exigences réglementaires quant à la substance, ce virage s’amorce déjà dans la pratique. Le moment est venu de prendre du recul et de revoir les configurations opérationnelles et structurelles existantes, d’identifier les failles et de réfléchir à ce à quoi le modèle pourrait ressembler dans les années à venir afin de maintenir la performance des fonds et de maîtriser les coûts fiscaux et le risque pour la réputation.

Et ensuite?

Les gestionnaires d’actifs voudront peut-être examiner l’impact potentiel de la mutation du système fiscal international sur leur organisation et se préparer à la perspective de devoir changer leur modèle opérationnel. La documentation de l’objet et des processus commerciaux entre les entités d’exploitation et d’investissement va devenir essentielle.

Nous contacter

Anita Mikkonen

Anita Mikkonen

Partner, Tax & Legal, Real Estate Leader, PwC Switzerland

Tel : +41 58 792 49 52